Une leçon particulière [PV Shun]

* ShitSuJi *

Takeda demanda pour la sixième fois en une heure si ça ne dérangeait vraiment pas Nami-sama qu’il parte à ce stage d’apprentissage pour les jeunes Majordomes. Et pour la sixième fois elle lui répondit qu’il n’y avait aucun problème. Aucun ?! Vous êtes sûre ? Elle le regardait alors avec un petit sourire, le rassurant : de toute façon elle n’avait pas de cours ce jour-là, alors il pouvait la laisser seule en toute sécurité. Takeda hésitait entre le dépit et la fierté : oui, sa Nami-sama était une femme forte, pas besoin de la protéger 24h/24 après tout… Mais si elle s’en sortait seule, ne lui était-il pas tout simplement inutile ? Non, Manami devait sûrement cacher son inquiétude derrière un masque d’assurance. Oui, c’était ça. Mais plus il se le disait, plus il trouvait que ça ressemblait à une piètre excuse pour dissimuler la peur qu’il doive un jour quitter la femme indépendante que deviendrait Manami. Il ne voulait même pas songer à ce moment.

Il n’osa pas lui poser la question une septième fois, de crainte de l’agacer. Oui, elle pouvait commencer à se débrouiller seule… Comme si elle avait besoin de sa permission pour grandir ! Mais… elle grandissait trop vite… Déjà l’araignée voyait son oisillon quitter son lit de toiles pour s’envoler. Ah ! Que ce vol serait magnifique ! Il quémandait et redoutait cet instant. Mais n’était-il pas à son service dans ce but ? La servir pour en faire la plus délicieuse des ladys ? C’était son but officiel, effectivement, mais se cachait derrière d’obscures raisons qu’il avait lui-même du mal à comprendre. Ou plutôt qu’il ne voulait pas comprendre.

Lorsqu’il finit de mettre un peu de laque sur les cheveux de sa maîtresse pour qu’il tienne toute la journée en son absence, il lui sourit dans le miroir. Mais son sourire dût paraître inquiet, car elle l’assura à nouveau de sa capacité à ne pas se faire écraser par un bus, ne pas être prise en otage et même de ne pas finir noyer dans le jacuzzi. Il ne put s’empêcher de rire. Quel idiot il était ! C’était plus fort de lui, mais il se comportait parfois comme une mère poule auprès de Manami, et même si cela ne semblait pas la déranger, il s’efforçait de laisser le plus de libertés possible à la demoiselle.

Il hésita un instant sur le pas de la porte, jetant un dernier coup d’œil derrière lui, mais il ne trouva aucun incendie ou incident à régler. Il soupira et quitta les appartements de sa princesse un peu frustré. Il connaissait maintenant les sentiments des parents quand les enfants quittaient le logis. Il dramatisait la situation, mais une fois que ça concernait Nami-sama il ne pouvait s’en empêcher. Au fur et à mesure qu’il s’éloignait de l’appartement, il avait l’impression qu’on lui arrachait son cœur. Les absences de Takeda loin de Manami étaient plutôt rares, mais à chaque fois si douloureuses. Il ne pouvait qu’imaginer une ribambelle de catastrophes qui se produiraient uniquement à cause de son absence. Et ces pensées étaient une véritable torture…

Il arriva finalement devant l’hélicoptère et jeta encore un regard derrière lui. Non, pas de fumée visible venant du dortoir des Soles. Il monta finalement dans l’hélico et s’assit à sa place. Lorsqu’il décolla, Takeda ne regarda plus le sol, la tête tout à la mission qu’on lui avait confiée deux jours plus tôt. Il se sentait flatté qu’on eût pensé à lui dans cette situation. Il se souvenait lui-même du jour où il avait rencontré pour la première fois un Majordome de Rang S. Cette lueur dans le regard de cet homme avait remué quelque chose tout au fond de Takeda sur lequel il n’avait pu mettre un nom à l’époque. Maintenant il savait ce qui l’avait tant ému : cette inquiétude qui couvait dans ses yeux, cette sourde souffrance… Il ressentait exactement les mêmes sentiments à cet instant. C’était le regard de quelqu’un qui pensait à son maître. C’était un excellent Majordome.

Takeda évitait de regarder par la vitre : il n’oserait jamais l’avouer, mais il avait une trouille bleue dans tous les appareils volants. Il gardait cependant cette peur secrète en empruntant un prudent masque d’impassibilité. Il savait que Manami était certainement au courant de sa phobie, mais si elle l'était, elle ne lui en disait jamais rien, sûrement pour le préserver de la honte. Elle ne voulait pas le gêner… En plus, pour des gens comme elle, c’était si naturel d’utiliser un jet privé, ou un hélicoptère, qu’ils y étaient certainement à l’aise. La première fois qu’il monta dans un avion, Takeda crut mourir de terreur, mais heureusement son supplice ne fut pas tellement long à en croire Manami : juste deux petites heures.

L’hélicoptère tangua légèrement pour atterrir. Il déposa Takeda sur le toit de l’immeuble de l’école des Majordomes. Le Shitsuji sortit sans presque trébucher, et remercia son pilote pour cet « agréable transport ». Le pilote sourit, n’étant pas dupe, mais plutôt mourir qu’insulter le Majordome des Sakurako (ce qui revenait au même quelque part…). Dès qu’il eut les pieds sur un sol qui ne se trouvait pas à cent mètres de la terre ferme (enfin l’immeuble était beaucoup plus grand, mais on se comprend), Takeda sentit une vague de soulagement l’envahir. Il était arrivé vivant à sa destination ! Comme quoi on pouvait croire aux miracles !

Il arrangea immédiatement sa tenue. Il l’avait un peu froissée en se crispant de temps à autre lors du voyage. Après quelques instants, c’était comme si il venait de l’acheter. À vrai dire, c’était plutôt proche de la vérité. Manami avait insisté pour qu’il porte son tout nouveau costume pour aller voir les nouveaux élèves. Il n’avait osé lui désobéir et l’avait enfilé ce matin-même pour la première fois. S’il fallait pour certaines personnes du temps pour s’habituer à leurs vêtements, Takeda n’était pas de ce genre-là. Tous les vêtements semblaient lui aller à ravir, tout cela dû à sa façon de bouger qui assouplissait très rapidement ce qu’il enfilait. Après tout, il bougeait gracieusement, avec la beauté du prédateur qui est toujours sur ses gardes, prêt à éléminer toute menace.

On l’accueillit en grande pompe. Il connaissait la rareté des Majordomes de son rang, mais pas au point où même les professeurs de son ancienne école lui parle si chaleureusement. Il se souvenait encore de la sévérité dont ils faisaient souvent preuve avec lui. Peut-être était-ce pour exploiter tout son potentiel, mais il en gardait un souvenir plutôt désagréable. Il sourit néanmoins aimablement à chacun d’eux. Il échangea les formules de politesses habituelles, les saluant, complimentant leur santé semblant florissante, puis Takeda demanda des précisions sur ce qu’il aurait à faire. On lui apprit alors qu’ils seraient deux aujourd’hui.

Il ne cacha pas sa surprise. C’était déjà plutôt rare de rencontrer un rang S, mais deux… Les seules possibilités qui lui vinrent à l’esprit, furent ses deux compagnons à Sakurina. Après tout, ils étaient tous deux d’excellents Majordomes de rang S. Par contre de là à savoir qui entre Yuan et Otsuke viendrait… C’était difficile à savoir. Une fois l’étoile d’or gagnée, les différences de qualités entre eux étaient difficilement perceptibles, ce qui rendait le jugement compliqué. Mais après tout, pourquoi devrait-il exister un Majordome élite parmi l’élite des Majordomes ? C’était plutôt puéril de vouloir même le devenir. Atteindre le cinquième niveau était déjà exceptionnel en soi à ses yeux.

Il abandonna son comité à l’ascenseur et descendit seul. Claustrophobe ? Non, pas du tout, il avait seulement aucune envie de devoir se coltiner les vieux professeurs quelques minutes de plus. Takeda s’excusa mentalement pour sa rudesse envers ses sages personnes, mais ne modifia pas du tout son avis. Après tout, Takeda avait la rancune plutôt tenace, même si ça ne se voyait pas. Il ferma les yeux, écoutant la douce musique qui était diffusée dans la cabine. Sa poitrine ornée d’une jacinthe aujourd’hui se souleva au rythme de sa douce respiration tranquille. Il n’était pas nerveux. Au contraire, une sérénité l’habitait. Il allait pouvoir voir des graines de majordomes, prêt à éclore pour devenir le meilleur possible. Cela l’excitait même.

Lorsque la porte s’ouvrit, il se retrouva dans un couloir vide. Il se mit alors à côté de la porte, ne s’appuyant même pas sur le mur pour se reposer. Droit comme un i, fier, il attendit que le professeur l’appelle pour entrer dans la pièce. Ou plutôt les appelle. Il se demandait encore qui était le deuxième invité. Mais son esprit dériva de nouveau sur Sakurina, et pour cette raison, ses sourcils se froncèrent légèrement. Non, si elle avait un problème, Nami-sama savait qu’elle pouvait le contacter sur son téléphone portable... N'est-ce pas ?

Pas d’inquiétude, il avait juste à calmement patienter avant d’entrer. Il entendit alors d’autres pas dans le couloir, il bougea légèrement la tête pour enfin connaître l’identité du deuxième Rang S. Il avait déjà un sourire pour l’accueillir. Qui était donc l’heureux élu ?

“You’re far from me, but my thoughts are only for you...”

* ShitSuJi *

Un miracle… Dieu était-il à ses côtés en ce beau jour d’avril ? S’il pouvait aussi aller rendre une visite à Nami-sama, ce serait vraiment génial… Bref, son sourire s’accentua agréablement à la vue d’Otsuke. Il n’aurait pas pu trouver meilleur compagnon pour cette journée éducative. Shun-san était tout comme lui, partageant cette attachement tout particulier envers son maître, cette dévotion qu’on ne pouvait pas comprendre si on ne la vivait pas. C’était une de ces expériences uniques, dont une seule personne en bénéficiait et qui faisait vivre des sensations incroyables. Oui, c’était une abnégation de soi-même à une autre personne, un don total de soi. Mais si cela provoquait de délicieux sentiments, ça pouvait aussi créer d’autres émotions plus dérangeantes. Ils en étaient tout deux un bel exemple : inquiétude, souffrance, questionnement sur son âme, ses pensées personnelles… N’étaient-ils que de simples amis ? De simples maître-majordome ? Ou leur relation fusionnelle allait plus loin ? Était-ce mal de le souhaiter ?

Il observa le Rang S qui marchait vers lui. Ah… Takanori-sama avait vraiment bon goût en matière de costume. Cette couleur noire seyait parfaitement à son teint pâle, accordés à ses cheveux d’ébène, et les reflets d’argent accentuaient la délicieuse couleur grise de ses yeux. De plus, la façon avec laquelle il se mouvait soulignait ses formes proportionnées. Voilà à quoi devait ressembler à parfait Shitsuji : allier grâce et beauté, tout en restant une machine à tuer. Le parfait équilibre pour cacher ses capacités meurtrières, un camouflage étudié de classe et de splendeur. Takeda espérait avoir atteint lui aussi ce niveau de perfection extérieure.

Le Majordome sembla lui rendre son sourire, bien qu’en moins expressif. Le respect de Take pour Shun s’accrut : oui, ne pas totalement se vendre, mais tout de même répondre au message corporel des autres ; se livrer, mais pas trop. Une prudente retenue s’avérait toujours conseillait, surtout dans leur monde. Après tout, qui savait ce qui arriverait le lendemain ? Peut-être que demain Manami se disputerait avec Takanori-sama et ils seraient alors obligés de s’affronter. Mais heureusement ce n’était pas le cas pour l’instant. Peut-être pourrait-il profiter de cette occasion pour mieux connaître le jeune homme…

Aucune erreur dans sa révérence, tout avait été calculé au moindre détail : jusqu’où il devait se pencher, juste assez pour exprimer son respect, et la durée, pour ne pas se montrer trop révérencieux. Lorsqu’il se releva, un nouveau sourire ornait ses lèvres. Quel sourire chaleureux… Il consolait un peu la peine de Takeda, qui était jusqu’ici un peu d’humeur ombrageuse. Puis la douce voix du Majordome résonna dans le couloir, ne taisant pas une joie d’être ici en sa compagnie… Ooooh ! Attends. Il était content d’être en compagnie de Takeda ? Non pas que ça avait quelque chose de surprenant, mais quand même…

Ou bien Shun était un simulateur très talentueux, ou il était vraiment content. Et connaissant la réputation du Majordome, c’était certainement et définitivement la deuxième option. Étrangement, Takeda était flatté. Il se croyait totalement insociable, trop occupé à servir sa maîtresse, sans être froid ou désagréable avec les autres personnes, mais au point où ce Shitsuji de Rang S soit heureux d’être avec lui… Mais il partageait avec cet homme, quelque chose que peu de personnes possédaient. Peut-être était-ce cela qui les rapprochait. Et puis après tout, Takeda était tout aussi heureux que ce soit Shun qui soit venu. Non pas qu’il n’aimait pas les autres majordomes, mais ses qualités le rendaient exceptionnel.

Takeda esquissa un geste et s’abaissa. Il respecta les convenances et se releva quelques secondes après. Il croisa le regard de Shun et ne put s’empêcher de lui offrir un sourire complice. Oui, il était même ravi que ce soit lui qui était à ses côtés aujourd’hui. Il n’y avait plus qu’à espérer que les apprentis Majordomes se montrent à la hauteur de l’événement exceptionnel qu’étaient l’apparition de deux Rang S dans leur classe…

« Vous me flattez, Shun-san… L’honneur est tout à fait partagé… »

Takeda ne tutoyait jamais personne. Il n’arrivait tout simplement pas à le faire. Peut-être était-ce pour mettre une distance entre lui et les autres, pour se protéger lui-même, ou peut-être était-ce tout simplement parce que les règles de politesse lui avaient été si profondément ancrées, qu’il ne parvenait plus à s’en défaire. Cependant, il ne fallait pas considérer ça comme une marque de froideur de sa part. D’ailleurs, pour prouver sa bonne foi, il avait les yeux plissés, un regard gentil, dissimulant avec un peu de mal ce qui le taraudait depuis le moment où il avait quitté le bâtiment des Soles.

Il nota seulement à cet instant la rose blanche dans la poche de son collègue. Hum… Quelle délicate attention de la part de Takanori-sama. Comment savait-il qu’elle était de lui ? Et bien… De toute évidence, Shun semblait préférer les serviettes d’un blanc immaculé plutôt que les fleurs. Mais les deux ensemble ne jurait pas du tout dans son apparence, au contraire, cela complétait sa panoplie et le représentait bien. Une serviette pour servir… et une rose pour protéger de ses épines dans toute sa beauté. Quelle délicieuse allégorie du travail des Majordomes. Takeda hocha la tête d’un air appréciateur sans s’en rendre compte.

« Comment allez-vous, Shun-san ? Et Takanori-sama ? »

Takeda connaissait les rumeurs qui couraient sur le maître du majordome, mais n’y avait jamais vraiment apporté crédit, même s’il les rapportait avec une certaine prudence à Nami-sama. Apparemment, suite à un accident, le jeune homme avait quasiment perdu la voix et la mémoire. Recueilli peu après, il avait réussi à entrer à Sakurina grâce à son intelligence et d’excellents résultats aux examens de fin d’année au lycée. Takeda se demandait comment ils faisaient pour communiquer, Shun et lui, et comment se passait leur relation. De toute évidence, Shun était toujours zélé quand il s’agissait de son maître…

Ils échangèrent quelques paroles, quand un professeur ouvrit la porte. Sans s’en rendre compte, il se raidit légèrement, même si son expression ne changea pas. Il salua courtoisement l’homme. Non… Il n’aurait jamais cru qu’il devrait aller chez cet homme. Ah ! On l’avait bien eu sur ce coup-là ! C’était pour ça qu’il n’avait pas reçu le papier de la convocation ! Son nom devait sûrement y figurer… Lui était-il permis de s’en aller maintenant ? Non, impossible, trop de témoins. Et puis cela porterait préjudice à son honneur de Majordome. Inimaginable pour lui de commettre une telle erreur alors qu’il devait se montrer irréprochable depuis qu’il avait reçu son rang S. Dans quelle situation l’avait-on encore plongé ?

« Heureux de vous revoir, Jirô-sensei. »

Son ton avait été amical, même s’il y perçait une rancœur amère que seuls les plus attentifs auraient pu remarquer. En espérant que Shun n’en faisait pas partie… Ce qui était évidemment impossible, car tous les Majordomes sont entraînés à décoder les signes corporels et vocaux pour détecter toute menace. M. Jirô par contre ne parut pas s’en rendre compte, ou alors prétendit ne pas le remarquer et lui répondit avec un sourire impeccable. Tandis qu’il saluait de la même façon son comparse, Takeda se remémora des souvenirs qu’il aurait préféré oublier.

* ShitSuJi *

——— Flash Back ———
« Quoi, tu veux dire que tu es incapable de faire cette prise, Takeda ? Toi, un élève prodigue ? »

La moquerie suintait comme du pus dans ses paroles. Mais lui ne répondait rien, trop essoufflé pour même lâcher un seul mot, une seule parole. Il ne fit que darder un regard de pure haine sur le professeur. Puis il se releva. Que ses muscles le faisaient souffrir ! Il grimaça, au cortège funèbre de ses membres qui refusaient un à un à lui obéir sans combattre. C’était des vagues de souffrance au sens littéral du terme : telle la mer, elles venaient puis partaient, revenaient, puis repartaient, le laissant à chaque fois respirer entre deux pour enfoncer le couteau plus loin.

Mais faisant abstraction un moment de ses membres, Takeda se jeta contre lui dans un cri d’intense fureur. Il crut avoir réussi à le toucher, quand il eut l’impression que ses intestins se tordaient en une atroce crampe. Il baissa les yeux et vit un poing profondément enfoncé dans son abdomen. Le professeur le regarda avec un plaisir malsain dans les yeux. L’homme tourna alors sa main, accentuant sa pression sur le ventre de Takeda. Le concerné se retint de ne pas rendre son petit-déjeuner. En gardant en tête le visage de sa maîtresse, celle pour laquelle il accomplissait tout ce travail, il reprit un peu de forces.

Mais apparemment pas assez pour éviter l’attaque qui suivit. Jirô agrippa le garçon par l’arrière et le bloqua en mettant son bras autour de son cou et soulevant l’un des bras du jeune homme dans son dos. Il suffisait qu’il tire un peu sur celui-ci pour provoquer une sourde douleur dans l’épaule de Takeda. Il serra les dents, amsi ne réussit pas à retenir un gémissement. Le professeur ricana d’un air terrifiant dans son dos. Collant sa bouche contre l’oreille de Takeda, il y murmura :

« Coincé, le gentleman parfait ? On arrive pas à se dégager ? … Tu n’es pas à la hauteur de ta réputation, gamin. »

Pourquoi avait-il accepté ce cours particulier ?! Tout le monde lui avait dit que Jirô-sensei était le meilleur en matière d’arts martiaux, même si officiellement il ne donnait pas que ce cours-là. Ça lui semblait être une si bonne idée à ce moment. Mais n’avait-il pas eu une désagréable impression alors qu’il répondait par l’affirmative à la proposition de son professeur ?

« Quand je pense que j’aurais pu être le majordome des Sakurako au lieu de ce stupide garçon ! »

L’entraînement avait vite tourné à une vengeance personnelle. Avant qu’il ne s’en rende compte, Takeda avait été complètement pilé sans aucune pitié sous les coups rageurs de l’homme. Ainsi, il lui avait volé la place de ses rêves… Il comprenait la rancune de cet homme. Après tout qui aurait imaginé qu’alors qu’une place de majordome se libérait, la gamin recueilli comme compagnon de jeu se proposerait pour la remplir ? Personne. Et beaucoup avaient espéré s’attacher à cette grande famille du Japon. Si Jirô-sensei n’était pas le seul déçu, il était sûrement celui avec le plus de haine.

« Nami… sa… ma… » appela-t-il dans un autre gémissement pour se donner du courage.
« Ah ! Un cri venant du cœur, apparemment ! Oublie-la, imbécile ! Ta chère maîtresse ne vaut pas plus que toutes les autres gosses de riche… Pourquoi ne t’amuses-tu pas plutôt avec moi ? »

Takeda tressaillit en sentant la langue du professeur remonter dans son cou. Com… Comment osait-il ?! D’abord il insultait Nami-sama, ensuite il essayait de le violer ! Takeda crut mourir de honte quand l’homme se colla contre lui. C’en était trop. Animé d’une force dont il se croyait incapable, Takeda se dégagea et, le prenant par surprise, réussit à casser le nez de Jirô d’un coup de poignet magnifiquement placé. Alors que le professeur se pliait en deux en se plaquant une main sur le visage, Takeda le regarda avec mépris.

« N’insultez plus jamais ma maîtresse devant moi… Et ne me touchez plus jamais. »

Il quitta alors la salle sur ces derniers mots. Lorsque la direction fut mise au courant , ils étouffèrent l’affaire, transférant Takeda dans une autre classe pour éviter l’affrontement entre lui et Jirô-sensei. Depuis ce jour, le jeune homme ne lui adressa que deux fois la parole. Depuis ce jour, il évite le sujet du sexe, traumatisé par son expérience… Il avait dix-sept ans.
——— Fin du Flash-back ———

Mais aujourd’hui il était de rang S, malgré ce que cet homme lui avait fait. Alors il prendrait sur lui et ne flancherait pas. Avec un sourire, le professeur les invita à entrer dans la classe. Takeda accepta et entra avant Shun. S’il ne voulait pas l’avouer, il n’avait aucune envie de savoir que cet homme se trouverait derrière lui. C’était comme accepter qu’un assassin vous plante un poignard dans le dos. Et ce n’en était pas question ! Il découvrit alors les élèves.

Ah ! La voilà la fine fleur des majordomes ! On lui avait appris qu’ils étaient de rangs différents, mais pas plus haut que C. La particularité avec cette classe est qu’aucun d’eux n’avait encore servi de maître. C’est pourquoi on avait appelé les deux meilleurs Majordomes pour leur parler de ce qu’était vraiment la vie d’un Shitsuji. C’était presque trop d’honneur… Takeda eut l’impression qu’on lui donnait d’énormes responsabilités. Pire : on lui confiait l’éducation de personnes qui devraient en protéger d’autres dans peu de temps. Donc en conséquent, on leur mettait entre les mains, à lui et à Shun, la vie des futurs héritiers du Japon. No stress, Takeda…

« Bonjour. Je me nomme Shintaro Takeda, je suis majordome de Rang S. Aujourd’hui, nous avons été conviés dans votre classe, pour vous parler de notre travail dans la vie réelle et de ce que nous faisons tous les jours pour améliorer et protéger la vie de nos maîtres. »

Un murmure s’éleva dans la pièce, mais fut vite atténué par la seule présence écrasante et charismatique des deux majordomes. Lorsque le silence revint, Takeda remarqua l’absence du professeur de son champ de vision. Il ne remarqua pas que celui-ci s’était installé dans l’angle mort de Takeda, adossé contre le mur et le regardant avec une curiosité dévorante. Il échangea un regard avec Shun et lui demanda la permission de commencer. Dès le moment où il commença à parler, tout le monde fut pendu à ses lèvres, grâce au ton passionné de sa voix. À chaque fois qu’il parlait de sa maîtresse, il semblait être transfiguré. Il ne sut combien de temps il parla. Une dizaine de minutes, une heure, deux peut-être… Le temps s’écoulait différemment dès qu’il discutait à propos de sa vie en tant que Majordome. Il conclut sur quelques mots.

« Le Majordome et son Maître ne sont pas deux entités différentes. Le Majordome doit être l’extension du bras, de l’esprit, de l’âme de la personne qu’il sert. Lorsque votre Maître est en danger, c’est comme si votre propre vie est menacée, lorsque votre Maître est triste, vous pleurez avec lui et le soutenez, lorsqu’il a mal, vous devez souffrir à sa place et soulager ses blessures… Cette union entre Maître et Majordome n’est pas une relation de travail… c’est s’engager de tout son être pour une personne. Jusqu’à la fin. »

Lorsqu’il se tut, personne ne réagit. Ils n’arrivaient sans doute pas à comprendre que Takeda avait fini de parler. Discrètement, le Majordome se mit aux côtés de Shun. Il lui sourit, les yeux pétillants. C’est comme s’il avait oublié la présence de la personne qu’il détestait le plus. Puis, d’un ton encourageant, il fit signe à son ami de prendre sa place.

« Je suis sûr que vous arriverez à leur communiquer votre passion… Après tout, ne sommes-nous pas des Majordomes de rang S ? »

“When I talk about you, can they understand how much you’re precious for me ?”

* ShitSuJi *

Quand il voyait cette sincérité avec laquelle s’exprimait le Majordome en face de lui, il ne put s’empêcher de l’envier. Oui… Quel don du ciel de pouvoir encore livrer de véritables émotions, pures, brutes et primaires aux autres. Cela faisait si longtemps que Takeda avait perdu cette capacité... Il n’arrivait même plus à savoir s’il était vraiment heureux ou si ses larmes étaient fausses. Il avait perdu le pouvoir de se comprendre lui-même, de comprendre ce qu’il ressentait vraiment au fond de lui, de savoir faire la différence entre ce qu’il voulait faire croire et ce qu’il pensait… Il s’était perdu lui-même dans une masse de règles, de souvenirs, de politesse trop empruntée et soignée. Était-il vraiment content d’être ici ? Que lui disait son cœur ? L’écoutait-il même encore ? Ou était-ce devenu une voix secondaire, quelque chose qu’il mettait dans un coin de sa tête sans lui accorder de l’importance ? Avait-il pensé à faire ce sourire ? S’était-il obligé de répondre ?

Non ! Penser ainsi le conduirait à une folie certaine… Il n’était pas hypocrite. Il n’était pas non plus totalement sincère… C’était comme si toutes ses émotions étaient réduites de moitié. Il ne comprenait pas pourquoi, mais une partie de lui était morte, le privant également d’une part de son âme. Enfin elle était plutôt endormie… car inconsciemment, elle se réveillait aux côtés de sa maîtresse. Ce qu’elle possédait de plus ? Il ne le savait pas. Mais avec elle, il avait comme l’impression que tout ce qu’il éprouvait était si fort, si violent, que parfois il avait peur de ses propres réactions. Combien de fois avait-il dû se retenir en la voyant déambuler si innocemment en nuisette, avec un grand sourire rien que pour lui ? Ah ! Le nombre de fois où il aurait voulu se jeter sur elle et l’emmener loin lorsqu’un homme lui adressait la parole… Elle était son oasis dans le désert : elle l’abreuvait sans compter, sans même se rendre compte quelle importance elle avait. Et lui…lui, il plantait des clôtures, en bon égoïste, pour préserver le site pour lui tout seul. Les autres n’avaient qu’à mourir de soif…

Shun-san était vraiment quelqu’un d’agréable. Takeda ne le connaissait pas très bien, mais il espérait pouvoir un jour en apprendre plus. Ce Majordome, bien que collègue, avait une attitude toujours très secrète. Dans ses souvenirs, quand il le voyait quelques années auparavant, Shun-san avait toujours un visage fermé, coupé du reste du monde… Mais cette période ne dura que peu de temps et bien vite Takeda n’arrivait pas à détourner son regard de Takanori-sama et son Shitsuji quand il les croisait quelque part. Intuitivement, il avait été attiré par Shun-san, par son comportement et ses manières. Et sans le savoir, il était lié à lui par une étrange similitude de relation. Takeda, malgré les apparences, était très timide. Il aimait se cacher derrière des formules de politesse, toujours utiles dans toutes les circonstances, camouflage parfait pour combler un silence gênant. Il n’avait donc jamais abordé Shun-san, lui parlant juste de temps à autre lors des réunions. Certes, il n’allait pas jusqu’à le chercher du regard, mais appréciait les regarder tous deux, son maître et lui. Takeda le faisait, tout en ayant l’impression de regarder dans un miroir… sans saisir toujours pourquoi

Le sourire du garçon s’agrandit. Takeda en eut le cœur réchauffé. Ah ! Qu’il était bon d’être avec ce genre de personnes… Shun-san était si spontané dans ses réactions que c’en était attendrissant. Il ne se dévoilait pas pour autant, mais restait communicatif. Take avait l’impression d’être revenu à l’école et de retrouver son meilleur copain pour aller jouer dans la cour de récré et faire les quatre cents coups ensemble. Takeda n’avait jamais eu d’amis. Il était trop formel pour ça. Dès sa plus petite enfance, son père avait attaché beaucoup d’importance à l’étiquette et la politesse. Il lui répétait sans cesse que la politesse était la richesse des pauvres, qu’elle leur permettait de conserver leur dignité. Alors Takeda avait toujours eu du mal à s’intégrer aux autres enfants. Et quand sa mère mourut, il se referma comme une huître, incapable de surmonter cet obstacle sur le chemin de sa vie. Alors il s’était formé un cocon, un deuxième lui gentil et serviable qui se pliait aux exigences des autres. Il n’avait pas bien tenu longtemps… Quand son père commença à boire, le masque commença à présenter des fissures… et finit par éclater. C’est ainsi qu’il plongea dans des affaires un peu louches, destinées soi-disant à les aider financièrement son père et lui, pour rembourser leur appartement et leur dette aux yakuzas, mais intérieurement, Takeda voulait seulement évacuer la pression et le stress que lui procurait cette vision parfaite de lui-même qu’il s’imposait.

Mais maintenant il avait fini par devenir celui qu’il prétendait être. Cette perfection de gentillesse qu’il affichait devint sa vraie nature et il était enfin en paix avec lui-même. Tout ça grâce à elle. Et il ne savait la remercier qu’en restant près d’elle pour toujours. Mais cela suffisait-il ? Même pire : cela lui suffisait-il ? Arrivait-il à se contenter de la regarder de loin se faire prendre par un autre homme que lui ? Parfois il sentait un feu brûlant lui prendre les entrailles, un feu qu’il voulait à la fois éteindre et aviver. Cette tendresse qu’il lui portait… cette tendresse n’était-elle pas un peu contre-nature ? Ou plutôt : contre-réglementaire ? Car oui, n’oublions pas la règle numéro 1 des Majordomes : pas de relation extra-professionnelle avec son Maître. Mais depuis longtemps, Takeda se demandait si cette limite n’avait pas déjà été dépassée… Que représentait vraiment Nami-sama à ses yeux ? Il ne savait pas, cette question le torturait souvent avant d’aller dormir, ou alors pendant qu’il feuilletait son album photo…

Takeda observa avec un certain plaisir les yeux brillants de Shun-san alors qu’il parlait de son maître. Apparemment, il ne s’était pas du tout trompé sur le personnage : un aveugle aurait entendu l’adoration dans sa voix et un sourd aurait vu son expression ravie quand il parlait de ses progrès. Takeda n’avait pas besoin qu’on lui parle du passé de Takanori-sama : le demander même aurait été à ses yeux une terrible insulte et un manque flagrant de politesse et de tact. En fait ce qui l’intéressait particulièrement était le lien qui les unissait Shun-san et lui. Il était tout à fait servi par la réponse fervente et déférente de son majordome, qui en avait même omis de parler de lui. De plus, les excellents résultats et la beauté de Takanori-sama en faisait un élève exeplaire, ce que Takeda n’avait pas manqué de faire remarquer à Nami-sama. Après tout, elle qui dirigerait un jour une entreprise, aurait bien besoin de personnes compétentes pour l’aider à bâtir un Empire plus grand que celui que lui laisserait sa mère… Cependant en écoutant Shun-san, il découvrait un aspect de son maître qu’il n’avait pas imaginé jusqu’ici. La musique ? Tiens, tiens… cela pourrait se révéler intéressant… Après tout, Nami-sama avait bien un côté rêveur elle aussi qu’elle n’exploitait pas assez au goût de Take. Peut-être qu’au contact de Takanori-sama…

Mais que faisait-il ? Il ne préparait pas un mariage arrangé ! Non, il cherchait à comprendre mieux les personnes qui l’entouraient, rien de plus. De toute façon, s’imaginer en entremetteur fit sourire ironiquement Takeda : c’était vraiment le comble ! Lui qui faisait tout pour discrètement dénigrer tous les garçons à l’oreille de sa princesse dès qu’il le pouvait, pensait maintenant à faire rencontrer sa belle avec un autre homme ! Il était fou ! Non, il était juste contradictoire dans ses propres actions. Mais il était comme ça : plein de contradiction. Il restait par exemple aux ôtés de Nami-sama pour guérir ses propres blessures, mais souffrait de ne faire que la regarder de loin sans agir. Si ça ce n’était pas du masochisme…

Ponctuant le discours de Shun-san de questions et de sourires, Takeda vit son tour arriver. Un peu confus, il crut qu’il allait bafouiller, mais se reprit rapidement. À son tour il commença à parler de l’acharnement qu’elle mettait pour étudier, des fêtes qu’elle faisait avec ses amis, mais souligna avec une certaine inquiétude sa tendance à la morosité de ces derniers temps. Mais il raconta d’un ton empli de plaisir leur excursion faite il y a quelques jours dont ils avaient profité pour étudier les oiseaux. À parler comme ça, Takeda ne taisait pas son zèle et sa loyauté pour Manami-sama. Dès que son nom était prononcé, c’est comme si tout verrou de retenue avait disparu pour laisser seulement l’homme, nu de sincérité. Après tout, l’expression ne disait-elle pas « la vérité nue » ? Le temps passa vite, et même trop vite. Il fut étonné lorsque la porte s’ouvrit pour les accueillir.

Il lut dans le regard de Shun-san des questions auxquelles il ne donnerait aucune réponse. Il le savait, cet épisode entre lui et Jirô-sensei était tenu secret au plus profond de son esprit. En surface, il ne restait que haine et rancœur. Takeda n’avait jamais eu de chance avec le sexe. La seule véritable expérience qu’il en eut fut un véritable cauchemar. Il évita d’y penser, et détourna tranquillement les yeux, comme si ce geste fut pour lui naturel, et non une fuite lâche devant le danger de livrer l’un de ses secrets. Takeda n’en avait pas tellement de secrets, mais chacun d’eux semblait peser une tonne dans son cœur. Si on comparait un bête secret, comme avoir mangé un biscuit en cachette, avec un caillou, ceux de Takeda était un rocher. Et déjà un rocher était lourd à porter, mais quand on accumulait un rocher, avec un autre et encore un autre… On obtenait une montagne. Et une montagne pesait lourd sur les épaules et le cœur de leur porteur.

Lorsque Takeda décida de mettre fin aux souffrances (pour certains) des élèves. Il ne put s’empêcher des les regarder globalement. À vrai dire, il craignait un peu de s’être trop relâché et d’avoir… comment dire… un peu débordé durant son monologue. Il faut dire qu’il ne faisait plus du tout attention à son expression quand il parlait de son métier, ou plutôt devrait-il dire son fabuleux métier. Il regardait les élèves, s’échangeant des œillades confuses, ou commentant son discours à voix basses. De jeunes pousses, voilà ce qu’ils étaient. Takeda ne savait pas qui d’entre eux deviendraient de belles fleurs ou qui resteraient à jamais sous terre sans même germer, mais il connaissait le rôle important que Shun-san et lui jouaient aujourd’hui : ils les abreuvaient de leurs paroles, ils les arrosaient de leur passion en espérant qu’elle leur soit communiquée. Takeda ne put s’empêcher alors, de songer au jour où lui-même avait décidé de devenir un majordome.

* ShitSuJi *

——— Flash Back ———
Des jouets éparpillés par terre dans une joyeuse pagaille étaient les traces qui lui restaient de Nami-sama. Mais où était-elle passée ? Takeda joua du pied dans une poupée avec ennui. Oui, il était toujours seul quand elle était partie pour ses leçons. Jamais elle n’avait le temps pour lui. On lui avait dit d’être son compagnon de jeu, mais si elle n’avait pas de temps libre à lui accorder, à quoi servait-il dans cette mais…, non, dans ce man…, enfin plutôt dans ce château ! Il avait passé plusieurs jours à explorer les environs, à dénicher les coins secrets pour des parties de cache-cache ou à glaner des informations sur les goûts préférés de Manami-sama. Mais bien vite, ces activités avaient perdu tout leur intérêt à cause des absences répétées de celle pour qui il faisait tout ça. Celle à qui il avait redonné le sourire après la mort de son père. Il aurait voulu faire plus tellement plus.

Il avait parfois honte de son comportement. Il avait quinze ans, merde ! Il n’était pas non plus un toutou qui secouait la queue devant le premier venu ! Mais qu’est-ce qu’il faisait avec cette fillette de douze ans à jouer à des jeux de société ?! En plus il perdait… alors où était l’intérêt ?! Ou se trouvait l’avantage ? Mais à chaque fois qu’il pensait à s’en aller, il revoyait le visage triste de la jeune fille. Il avait souvent entendu et aperçu ses professeurs dans les couloirs. Si leurs cours étaient aussi sévères qu’ils avaient l’air d’être constipés, ça ne devait vraiment pas être facile pour mademoiselle Sakurako. Il ne pouvait malheureusement qu’imaginer ce qu’on lui infligeait. Il se rappelait encore hier des trois problèmes supplémentaires qu’elle avait reçus parce qu’elle n’avait pas réussi à résoudre une équation. Takeda avait bien tenté de l’aider, mais lui-même était incapable de trouver la solution. Il ne savait pas vraiment ce qui le dérangeait le plus : les problèmes ou le fait qu’on les ait donnés comme devoir à une gamine de douze ans ?

Il se leva. Il e supportait plus cette inactivité ! Cela devait cesser maintenant ! En restant ici, en ne voyant Nami-sama qu’entre deux tortur… deux cours, il ne pouvait pas l’aider autant qu’il le voulait. Si elle ne pouvait pas venir à lui, il irait vers elle. C’est ainsi qu’il se retrouva devant les deux portes immenses menant au bureau de la femme qui tenait une grande partie de l’économie japonaise sous sa coupe et contrôlait la plus puissante Zaibatsu actuelle, la mère de Manami-sama. Elle était rarement au domaine Sakurako, mais en sa présence, même les mouches et les souris se taisaient et étaient aux abonnés absents. Il évitait le plus possible de se trouver sur son chemin, de peur d’être banni par la même personne qui l’avait recueilli. Lorsqu’il toqua, une voix puissante lui donna la permission d’entrer. Il prit une inspiration et entra.

« Parle vite, je n’ai pas le temps à écouter des bêtises. »

Son ton était aussi sec que sa beauté fatale. Elle avait gagné le cœur de ses employés par son physique, mais c’était un esprit acéré qui se cachait derrière. Mais elle était de ces beautés froides qui fascinent, mais terrifient à la fois. Takeda n’osa pas désobéir aux ordres. Après s’être incliné le plus respectueusement possible, il entreprit d’exposer son problème à la femme. Ses genoux tremblaient, ses mains étaient moites et son cœur cognait si fort qu’il en avait mal à la poitrine, mais il ignora son stress. Pour le bien de Manami-sama, il était prêt à tout… Même à affronter un dragon à trois têtes, ce qui n’était pas plus dangereux que sa situation actuelle…

« Madame Sakurako, je suis le compagnon de jeu de votre fille depuis quatre mois déjà. Grâce à moi, votre fille a retrouvé le sourire et est concentrée sur ses études. Mais à quoi est-ce que je sers, si elle n’a pas de temps libre pour se détendre et s’amuser ? Plusieurs de vos serviteurs se plaignent même d’une paresse qui m’est imposée de force ! »
« Tu insinues donc que je dois dénigrer l’éducation de ma fille pour t’empêcher de t’ennuyer ? »
« Non, Madame ! Non… Au contraire… je voudrais justement pouvoir me rendre plus utile d’une autre façon. Mademoiselle Sakurako doit étudier pour son avenir, et je le comprends tout à fait. Mais elle a besoin de quelqu’un qui s’occupe d’elle à tout moment, qui la soutienne si elle a besoin d’aide, qui la protège dans les situations dangereuses… »
« J’ai des serviteurs pour la servir et des gardes du corps pour la protéger… »
« Et ils sont tous fiables ? Êtes-vous réellement sûre qu’il ne lui arrivera rien au milieu de toutes ses personnes qui restent à ses côtés pour de l’argent ? Moi, Madame Sakurako, je vous suis lié tout autrement : vous m’avez offert un endroit où manger et dormir et en échange de quoi ? De simplement jouer avec sa fille… Madame. Ne niez pas le fait que vous avez toute ma loyauté et ma gratitude pour ce que vous avez fait pour moi. »
« Que me proposes-tu donc ? »
« Je… J’aimerais devenir le Majordome personnel de Mademoiselle Sakurako. »

Il l’avait dit. Les mains qu’il avait croisées dans son dos se serrèrent sous l’appréhension. Peut-être aurait-il dû être moins direct, ne pas critiquer si ouvertement la tonne de travail que cette femme donnait à Manami-sama,… Mais il devait absolument réussir. Et pour ça, il était prêt à tout.

« (…)ces demain. »
« S’il vous plaît, Madame ? » fit-il parce qu’il n’avait pas entendu le début de sa phrase à cause de ses réprimandes intéreures.
« J’ai dit que tu commences demain. Va maintenant, et laisse-moi tranquille. »
« Je… Merci beaucoup Madame, je me montrerai digne de votre confiance ! »

Elle ne lui répondit rien, de nouveau plongée sur son travail. Takeda s’inclina une nouvelle fois, puis s’éloigna. Alors qu’il ouvrait la porte, le Dragon lui lançait une dernière parole.

« Une seule chose, Takeda : ne répète pas les mêmes erreurs que ton père… Vois où cela l’a mené. »

Sur ce dernier sombre avertissement, il ferma la porte. Ainsi il scella son destin à celui de la famille Sakurako.
——— Fin du Flash Back ———

Takeda eut un sourire amer. Cette vieille sorcière ! Il était certain qu’elle avait prévu qu’il lui dirait cela dès le moment où elle l’avait recueilli chez elle. Une vraie calculatrice… Dans le sang de Takeda coulaient des générations de Majordomes tout dévoué à la cause de leur maître. Cependant le jeune homme ignorait tout de sa véritable famille d’origine, ses parents ayant changé de noms après s’être enfuis et avoir coupé les ponts. Qu’était-il donc, lui, aux yeux de la loi ? Un vulgaire bâtard, rien de plus, rien de moins. Mais à cette époque, il était juste heureux de pouvoir aider Nami-sama à mieux grandir. Cela lui suffisait amplement.

Ce moment d’égarement ne dura que deux secondes réellement et c’était au tour de Shun de parler. Il l’admira un instant. Voilà ce qu’était un majordome de rang S au sommet de sa forme : calme, plein d’assurance, précis, sans être impitoyable, car il se posait dans une posture ouverte et aimable. Il écouta ses paroles, souriant légèrement. Si Shun-san avait l’air d’un peu redouté ce discours avant de prendre la parole, maintenant il semblait dans son élément. Son entrée en matière, après s’être introduit, déconcerta un peu les élèves de la classe. Mais rapidement, une fois qu’il commença à entrer dans le vif du sujet, il captiva tout l’auditoire. Takeda lui aussi fut au bout de ses lèvres, prenant note de certains détails sur leur vie quotidienne, ravi d’en apprendre un peu plus sur d’autres élèves de l’école.

Le Majordome eut un sourire inconscient. Voilà de biens belles paroles pour ces jeunes plantes. Il espéfrait que grâce à celles-ci, elles pourraient grandir rapidement et leur prouver à Shun-san et Takeda qu’ils n’étaient pas venus pour rien. Il pouvait sentir le potentiel de toutes ces personnes rassemblées. Il pouvait voir déjà dans les yeux de certains le désir de voir et ressentir ce qu’ils venaient de leur raconter. Takeda avait envie de hurler son excitation et sa joie. Ça le remplissait de bonheur de pouvoir être utile à d’autres personnes. C’était à travers ces services rendus qu’il pouvait vivre. Mais les bonheurs les plus simples, ne sont-ils pas le splus savoureux ?

Takeda n’osa pas rompre le silence respectueux qui se répandit dans la pièce après le discours de Shun-san. Lui-même avait été passionné par ce qu’il disait, alors qu’il faisait le même métier. Mais il était comme ça notre Take, toujours à se passionner à tout ce qui pouvait l’aider à améliorer la vie de Nami-sama, à s’améliorer lui-même pour atteindre un niveau de perfection tel que sa maîtresse n’aurait plus jamais à s’inquiéter de quoi que ce soit. Pour l’instant, il lui arrivait de devoir consoler sa belle ou de la prendre dans ses bras pour la rassurer, mais c’était les aléas de la vie et Takeda s’en accommodait avec aisance. Si la vie était trop simple, on n’aimerait pas vivre du tout. C’était les erreurs qui forgeaient les gens et leurs personnalités, pas leurs réussites. Les réussites ne faisaient que confirmer qu’on avait réussi à surpasser une erreur. C’était tout.

Malgré l’invitation de Shun, personne n’osait prendre la parole. Takeda fit un sourire pour encourager les élèves à demander ce qu’ils voulaient (dans la mesure de la politesse et du possible bien sûr). Finalement il y eut un courageux. Il défroissa ses vêtements, apparemment mal à l’aise devant tous les regards qui se tournaient vers lui avec curiosité. Quand il se présenta, Takeda inclina poliment la tête, histoire de dire qu’il suivait la conversation. À l’énoncé de sa question, le Majordome écarquilla légèrement les yeux et jeta un coup d’œil à son collègue. Shun-san avait l’air un peu désappointé. Il attendit sa réponse, comme tous les autres élèves. À sa réponse, Takeda fut surpris. Cela faisait deux ans qu’il se côtoyait et il n’avait jamais su que Shun-san était cette fameuse personne ! Qui n’avait pas entendu parler de lui ?

Takeda méprisait les rumeurs, mais ce n’était pas pour ça qu’il ne les écoutait pas. Même s’il n’accordait crédit à aucune d’entre elles, celles courant sur le « pistonné » avait fait le tour de la célèbre école. L’élève qui était arrivé le premier jour escorté par Natsume Shôtarô en personne… Mais évidemment les pires histoires racontaient qu’il était son amant et qu’en devenant Majordome, Shôtarô-sama pourrait le garder près de lui de façon légitime, une autre son assassin personnel, encore une autre un fils caché, ou même un de ses neveux bâtards… Un jour Takeda avait proprement remis en place un élève de sa classe qui colportait ces rumeurs. Depuis lors plus personne dans sa classe n’avait plus osé prononcer un mot de travers sur ce mystérieux élève. Un élève prodigue… Tout comme l’avait été Take à l’époque.

L’homme approuva les paroles du Rang S à renfort de graves hochements de la tête. Certes, il fallait avoir du soutien pour pouvoir entrer dans l’école, mais réussir les épreuves dépendait uniquement de la personne, et aucun milliardaire du monde ne pouvait interférer avec les affaires de l’école des Majordomes. Ces apprentis devaient pourtant être les premiers à le comprendre : ils étaient tous encore en formation et devaient donc savoir à quel point les épreuves étaient difficiles ! Takeda se demandait même comment est-ce qu’on pourrait tricher lors d’un affrontement avec le maître du dojo de l’établissement… Enfin, on ne pouvait pas leur en vouloir. La jeunesse les poussait à un jugement trop rapide et un peu irréfléchi.

* ShitSuJi *

Takeda se tourna vers Shun-san quand il reprit place à ses côtés et lui sourit, l’assurant que lui, contrairement aux autres personnes dans la salle, savait ce qu’il en était vraiment. Il soutenait Shun mentalement. Finalement Jirô-sensei mit fin au bruit. Il posa l’ultimatum. Takeda regarda les élèves guettant un signe éventuel. La timidité de leur public avait été ravivée par l’intervention du professeur. Comme personne n’ajoutait rien, Takeda allait dire les formules de politesses pour s’éclipser, quand quelqu’un d’autre leva la main. Intrigué par cette intervention de dernière minute, Takeda fit un sourire engageant et invita d’un mouvement du poignet la personne à s’exprimer.

« Oui, mademoiselle ? »
« Enchantée, je m’appelle Ria Hibari et je suis dans la classe B-5… Ah ! Et je suis de rang B ! »
« Enchanté, Hibari-san. Que veux-tu nous demander ? »
« Heu… Et Bien… Quand vous dites “protéger jusqu’à la mort” … Vous voulez dire que vous en êtes déjà arrivés là ? Enfin… je veux dire : avez-vous déjà été en danger de mort pour vos maîtres et maîtresse ? »

Takeda échangea un regard avec Shun et eut un regard plus sombre. Non, il ne devait pas enjoliver la réalité. Il la leur donnerait brute, pour qu’il comprenne bien ce qu’impliquait être Majordome. Il regarda de nouveau la jeune fille, qui se tortilla légèrement, mais semblait déterminée à obtenir sa réponse. Normal qu’elle veuille le savoir… Elle commençait seulement ses cours de self-défense et se demandait à quoi cela lui servirait. L’image que se faisaient parfois les gens des Majordomes était très idéalisée, et souvent loin de la vérité. Ils n’étaient pas seulement des gens qui servaient le thé et s’occupait du bien-être de leur maître. Takeda se chargerait de leur expliquer jusqu’où ils devaient aller. Il mit un doigt derrière sa cravate et commença doucement à la desserrer.

« Je ne sais pas pour Shun-san… mais pour ma part, je vais vous montrer… »

Quand il eut enlevé sa cravate et sa veste, il déboutonna un à un les boutons de sa chemise, dans un silence des plus pesants. Il savait qu’il en choquait plus d’un par son comportement, mais à ce niveau-là, il s’en moquait un peu. En fait, Takeda voulait même les choquer, pour qu’il perde leurs illusions sur une vie totalement douillette en tant que Majordome. Alors, lorsqu’elle fut totalement ouverte, Takeda tourna le dos aux élèves et laissa la chemise descendre jusqu’à ses coudes, faisant découvrir aux jeunes pousses son dos martyrisé. Il avait de nombreuses cicatrices, témoins de profondes entailles faites au couteau et une cicatrice de blessure par balle, qui trônait comme un trophée sur son omoplate gauche. Son ton se fit très dur.

« Lorsqu’on a tiré sur ma maîtresse, je n’ai pas hésité un seul instant et je me suis interposé. La balle a traversé mon épaule et a déchiré plusieurs de mes ligaments. Et quand il m’a attaqué au couteau pour m’achever, tout ce que je pouvais faire pour ma maîtresse, c’était de la protéger de mon corps. Voilà, jusqu’où j’ai été. Selon votre maître, les dangers peuvent être réels. Si vous n’êtes pas prêts à mettre votre vie en jeu, vous n’êtes pas faits pour être un majordome. Ou alors n’espérez pas atteindre le rang S. Je n’ai survécu que grâce à l’enseignement de mes professeurs : même lorsqu’on a mal et qu’on souffre… on peut toujours trouver la force de se relever. »

Inconsciemment il avait regardé jirô-sensei qui faisait de même. Lorsque leurs regards se croisèrent, le sens de la phrase de Takeda prit un tout autre sens. Elle leur rappelait à tous deux cette soirée, dans la salle d’entraînement, où Take avait fini par triompher, malgré les sévices de son professeur. Alors que les gens continuaient de murmurer, il se rhabilla en silence. Une fois sa cravate remise en place, il retrouva un petit sourire d’excuse. S’adressant courtoisement à la demoiselle, il lui demanda gentiment si cela la satisfaisait comme réponse et elle ne put qu’acquiescer timidement.

Finalement ils prirent congé. Jirô-sensei et Takeda se défièrent une dernière fois du regard. Le professeur avait l’air de vouloir ajouter quelque chose, mais le Majordome fut plus rapide et remercia aimablement son professeur de les avoir reçus dans sa classe. Il eut un malin plaisir à voir la teinte de son visage rougir légèrement sous l’effet de la colère. Il se reprit bien vite et retourna les remerciements. Takeda et Shun quittèrent la classe sous les murmures des élèves, encore tout émoustillés par ce qu’ils venaient d’apprendre des deux majordomes. Vraiment des rangs S, c’étaient des êtres d’exception !

Lorsqu’ils furent enfin sortis, Takeda eut un sourire pour Shun. Remercions Dieu ! Ils en étaient sortis vivants… et tous les deux en plus ! Un certain moment il avait cru qu’ils n’y arriveraient jamais, mais l’impossible s’était produit. Il allait mettre pleins d’offrandes pour remercier les esprits protecteurs quand il retournerait à Sakurina. Il regarda l’heure et se rendit compte qu’ils avaient du temps avant que les hélicos viennent les rechercher. Et puis plus tard il devrait remonter dans ces appareils, mieux Takeda se porterait !

« Voulez-vous m’accompagner pour boire un café ou quelque chose d’autre, Shun-san ? »

Tant qu’ils étaient à deux, Take avait bien envie de faire mieux connaissance avec son confrère de rang S. Il tenta de le convaincre en utilisant la technique habituelle qui marchait toujours avec Nami-sama : un sourire charmeur, accompagné de ses yeux plissés pétillants. Rares étaient ceux qui y résistaient… mais peut-être faisait-il partie de l’exception ? Au niveau où il en était… Takeda n’en serait pas étonné. Et s’ils allaient boire à deux, l’ambiance ne serait-elle pas propice aux confessions ? Ainsi ils pourraient discuter en toute tranquillité de leurs maîtres respectifs. Takeda voulait justement lui demander deux ou trois trucs qu’il l’avait entendu vaguement énoncer durant son discours.

Alors ?

“My wounds are for you & my body is your shield... Don’t hesitate, use me as you want”